17
— Où dame Khaouet est-elle allée ? interrogea Bak.
— Je l’ignore, mon lieutenant.
Le garde Kamès, raide comme un piquet, se sentait ballotté par le vent des circonstances. D’abord Nenou, et maintenant la fille de Djehouti ! On ne pouvait plus se fier à personne.
— Elle ne me l’a pas dit, gémit-il. Je ne suis qu’un simple garde, mon lieutenant, je fais partie du décor. Un peu comme un montant de porte armé d’une lance.
Bak oscillait entre l’envie de rire et la colère.
— Ne me blâme pas pour la mort du gouverneur, mon lieutenant. Pouvais-je savoir, moi, que c’était elle la meurtrière ?
— Kamès ! Le gouverneur n’est pas encore mort !
La voix de Bak, sèche et impérieuse, résonna entre les murs blancs et le plafond haut de la salle d’audience déserte. Le garde ferma les yeux comme s’il craignait de recevoir un coup.
— A-t-elle dit quoi que ce soit en partant ? reprit Bak.
— Pas que je me souvienne.
— Peux-tu au moins m’indiquer quelle direction elle a prise ?
— Lieutenant ! intervint une petite servante potelée qui entrait, près de l’estrade. Je sais que dame Khaouet a parlé à la cuisinière, puis je l’ai vue descendre à l’embarcadère et partir vers le nord dans l’esquif de son époux.
— Elle m’a dit qu’elle aspirait à rester seule, pour une fois.
La cuisinière, bien en chair et les cheveux grisonnants, nettoya ses mains blanches de farine dans une grande cuvette d’eau, puis les secoua.
— Pourquoi une femme de son âge a-t-elle besoin de solitude, je me le demande. Qu’est-ce que ça serait, si elle avait des enfants !
Un vieil homme leva les yeux du foyer en brique où il enduisait d’huile un quartier de bœuf à demi cuit, suspendu au-dessus des braises ardentes.
— Si tu étais obligée de t’occuper sans cesse du vieux sans-cœur, tu aurais besoin de t’évader, toi aussi.
— Elle a des servantes, non ? Et puis, tu ferais mieux de tenir ta langue. Va savoir si quelqu’un n’ira pas lui répéter que tu le traites de sans-cœur ! C’est qu’il ordonne souvent le fouet…
— Si l’assassin frappe demain, comme le croit le lieutenant, il ne pourra plus me punir, moi ni personne.
— Tu n’as aucun respect, voilà ton problème.
Bak ne leur révéla pas l’état de santé de Djehouti, ni pourquoi il voulait retrouver Khaouet. Ils l’apprendraient toujours assez tôt.
— Se réfugie-t-elle dans un endroit particulier, quand elle désire être seule ?
— Le plus souvent, dans la demeure de Nebmosé, répondit la cuisinière. Quelquefois, parmi les tombeaux de ses ancêtres. Ces vieux sépulcres, là-haut, sur la rive gauche du fleuve.
— Prions pour qu’elle soit effectivement près des tombeaux, dit Bak, assis à la proue. Sinon, mieux vaudra pousser jusqu’à Noubt. Je doute qu’elle veuille ajouter la concubine et le fils d’Inenii à sa liste de victimes, mais il ne faut rien laisser au hasard.
Psouro rama vers des eaux profondes afin de trouver un courant plus rapide. Kasaya inventoriait les armes, au fond de la barque : leurs lances, leurs boucliers, l’arc et le carquois bien garni que Nenou avait abandonnés sur la rive. Bak doutait qu’elles leur soient utiles. Khaouet avait pris une avance considérable. Si elle se cachait parmi les anciens tombeaux, elle serait loin en haut de la colline ; une pente abrupte et sablonneuse se dresserait entre eux.
— Je sais qu’elle n’a que faire de moi et je ne l’aime pas beaucoup non plus, dit Kasaya, mais j’ai du mal à croire qu’elle ait tué cinq innocents.
— C’est bien la dernière personne de la résidence que j’aurais soupçonnée, admit Psouro en ramenant les rames sur la barque. Tu es sûr de ne pas te tromper, chef ?
— J’ignore quel a été pour elle l’élément déclenchant et plusieurs questions demeurent sans réponse, mais je suis certain de sa culpabilité.
Remarquant qu’ils dérivaient vers les hauts-fonds, Psouro reprit les rames et souqua ferme. Grâce à ses efforts, la petite barque redoubla de vitesse et fila vers l’extrémité d’Abou. Un navire d’agrément glissait majestueusement vers une flotte de bateaux de pêche. Des cris furieux l’avertirent de la présence de filets. Une dizaine de pélicans, rares si loin au sud à cette période de l’année, volaient en rasant la surface, et guettaient l’instant où le filet remonterait pour fondre sur leurs proies.
— Avant de partir, Khaouet a pris soin de jeter le restant de tisane, remarqua Bak. Au moins, elle ne veut pas que d’autres meurent à Abou.
— Un peu tard pour s’en inquiéter, non ? souligna Kasaya avec un petit rire sec. Combien de cadavres a-t-elle semés sur sa route, jusqu’à présent ?
— N’oublions pas que, dans son cœur, elle croit avoir fait justice. Une justice odieuse, à mon avis, mais équitable à ses yeux.
— Parce que c’était juste, d’après elle, de tuer le petit Nakht ? protesta Psouro que cette idée mettait hors de lui. Non, elle doit être folle.
Bak ne pouvait le contester.
— Voilà l’esquif !
Kasaya, qui s’était juché sur la proue alors qu’ils contournaient la pointe nord de l’île, désigna un petit bateau tiré sur la rive, sous un bosquet de tamaris. Une étroite oasis suivait la courbe du fleuve au pied d’une grande colline escarpée, couverte d’un manteau de sable et couronnée de rochers. Deux terre-pleins la ceignaient à mi-hauteur, jalonnés de rectangles noirs qui marquaient l’entrée d’antiques demeures d’éternité taillées dans le roc. Trois escaliers vertigineux, presque ensevelis sous le sable, reliaient l’oasis aux tombeaux. On ne voyait pas signe de vie, mais d’autres parties des terre-pleins étaient masquées derrière des monticules de débris rocheux, jadis excavés par des perceurs de tunnel.
Kasaya hocha la tête et dit avec étonnement :
— Drôle d’endroit pour une femme !
— C’est parfait pour qui veut être seul, répondit Psouro.
Au gouvernail, Bak faufila la barque à travers un champ d’écueils qui gardait la pointe de l’île. Il se demandait pourquoi Khaouet avait choisi cette destination. Après avoir parlé avec Amethou, elle se doutait bien que les policiers étaient sur sa piste. Pourtant, au lieu de fuir vers la liberté, elle avait cherché refuge parmi les sépultures de ses ancêtres, un lieu difficile à atteindre, certes, mais néanmoins accessible pour eux aussi.
Bak coupa en diagonale à travers le courant, les yeux rivés sur la déclivité. L’esquif abandonné se trouvait à mi-chemin entre la rangée de tombeaux visibles. Khaouet avait pu emprunter n’importe lequel d’entre ces escaliers.
Le fleuve murmurait sous la coque rapide. Les rames fendaient sans une éclaboussure la houle légère, qui scintillait au soleil, reflétant le ciel d’un bleu limpide. La colline dorée approchait ; sa pente leur parut plus abrupte, sa hauteur plus imposante. Un faucon planait loin au-dessus d’eux. Le dieu Horus à l’œil perçant les attendait.
À proximité du rivage, Kasaya s’abrita les yeux d’une main afin de mieux distinguer l’esquif.
— C’est bien celui d’Inenii. Vous voyez cette large éraflure sur la coque ? Je l’avais déjà remarquée.
Leur proue heurta le fond, jetant le jeune Medjai à genoux, et l’élan les emporta sur la rive limoneuse. Ils halèrent la barque à côté de celle d’Inenii. Bak distribua les armes. Il confia l’arc et le carquois à Psouro, qui était meilleur archer que Kasaya et lui. Un sentier les invitait à pénétrer sous les arbres. De l’autre côté du bosquet, une mosaïque de cultures longeait le pied de la colline. Chaque lopin de terre était séparé des autres par des conduits d’irrigation qu’ombrageaient des palmiers, des tamaris et des acacias. Un beuglement attira leur regard vers un champ lointain, où un bœuf conduit par un petit garçon tirait un soc, guidé par le père. Un autre enfant marchait derrière, semant à la volée. Rien d’autre ne bougeait, ni homme ni bête, ce qui était normal à cette heure du jour.
Ils avancèrent rapidement sur les étroits rebords des conduits pour rejoindre l’un des escaliers et virent que la pente était lisse, les marches tapissées d’un sable que nul n’avait foulé. Du fleuve, ils en avaient aperçu deux autres qui montaient jusqu’à la partie sud du lieu de sépulture. Ils se hâtèrent dans cette direction, marchant tantôt sur le sable, tantôt sur la terre cultivée. Des insectes et des reptiles, effrayés par leur passage, filaient sous les rochers éboulés à la lisière des champs, pareils à des géants déchus qui avaient trouvé le repos.
Kasaya courut en avant jusqu’à l’escalier le plus proche et cria :
— Quelqu’un a grimpé par là.
Bak et Psouro s’empressèrent de le rejoindre. Les empreintes de pas montaient le long de marches raides, qui disparaissaient presque toutes sous le sable. On devinait deux volées de marches parallèles, séparées par une rampe basse qui avait permis de hisser les lourds cercueils, bien des générations plus tôt. Un muret à hauteur de genoux séparait l’escalier de la colline.
Les trois hommes levèrent la tête, impressionnés par la détermination qui avait poussé Khaouet à l’escalader jusqu’au sommet. Si les empreintes étaient bien les siennes.
Psouro s’accroupit pour les examiner.
— La brise n’a pas estompé les contours. À mon avis, elles sont récentes.
Bak scruta les terre-pleins au-dessus d’eux. Il n’aimait pas ce silence, cette absence de toute vie. Khaouet s’était-elle postée hors de vue, déterminée à repousser quiconque s’approcherait d’elle ? Ou avait-elle emporté une fiole de poison afin de mettre fin à ses jours ? Il se tourna pour inspecter l’oasis et entrevit une autre possibilité.
— Psouro, regagne vite le fleuve et remorque le bateau de Khaouet derrière le nôtre. Surveille constamment le rivage. Je n’aimerais pas être bloqué ici pendant qu’elle s’enfuit.
— Mais, chef ! Tu risques d’avoir besoin de moi là-haut, protesta le Medjai, malheureux de ce qu’il considérait comme une mission de moindre importance.
— Tu me seras plus utile là-bas. Va !
— Oui, chef.
Psouro se tourna trop vite pour qu’on puisse voir son expression et s’éloigna. Bak s’adressa ensuite au jeune Medjai avec un air dur qui ne souffrait pas de réplique.
— Toi, Kasaya, tu resteras ici pendant que je grimperai jusqu’aux terre-pleins pour chercher Khaouet. Si elle tente de s’enfuir, je veux que tu sois là pour lui couper la route.
Kasaya serra les dents, mais il hocha la tête et se soumit.
Bak fut tenté de se munir uniquement de sa dague. Le poids du bouclier avivait sa douleur à l’épaule ; l’objet l’encombrerait durant l’ascension, de même que la lance dont il ne pourrait se servir qu’une fois en haut. Mais il avait sous-estimé Khaouet par le passé, et il était trop avisé pour commettre à nouveau cette erreur. Il adressa un bref signe du menton à Kasaya, puis emprunta les marches à droite de la rampe centrale.
Il était accoutumé aux longs escaliers raides et ardus, pour en avoir gravi bon nombre dans les forteresses de Ouaouat. Pensant que celui-ci ne lui coûterait pas plus d’effort, il commença d’un pas rapide et assuré. Il suivait les traces de celle qui l’avait précédé, les yeux fixés sur le but plus souvent que sur le sol. Une négligence qui aurait pu être lourde de conséquences, comme il l’apprit à ses dépens dès la sixième marche. Soudain, son pied ne rencontra que du vide car la pierre s’était brisée, et Bak tomba sur un genou.
— Ça va, chef ? cria Kasaya.
— Parfaitement bien.
Il épousseta le sable sur l’écorchure et continua à monter, mais plus lentement, en regardant mieux où il mettait les pieds.
L’escalier était dangereux, avec des marches inégales ou cassées. Elles étaient dissimulées dans le sable et Bak se cognait les orteils, trébuchait sur des parties branlantes et se tordait la cheville dans des crevasses. Le sable déposé par le vent s’écoulait au moindre contact et risquait de l’entraîner. Sans plus se fier aux empreintes précédentes, il sonda les marches du bout de sa lance pour repérer les irrégularités.
Plus il grimpait, plus il prenait conscience du précipice derrière lui. Avec ce sable aussi glissant que de la boue, cette pente rapide et cette colline dépourvue de toute végétation susceptible de le ralentir, Bak s’imaginait roulant tête la première pour s’arrêter aux pieds de Kasaya. Il risquait de se rompre les os.
Chassant cette pensée, il poursuivit son escalade avec détermination. Le sol brûlait sous le soleil. Des filets de sueur coulaient sur son front et sur sa poitrine. Il dépassa la marque indiquant qu’il était parvenu à mi-hauteur et approchait de celle annonçant le dernier quart lorsque, tout à coup, un grondement résonna au-dessus de lui.
Un lourd rocher, en équilibre au sommet de l’escalier, bascula en avant, atterrit un peu plus bas, rebondit, heurta une autre marche et rebondit à nouveau. La prochaine fois, il serait sur lui.
Poussé par l’instinct, Bak sauta par-dessus le muret de pierre et roula dans le sable qui se déroba sous son poids. La lance lui échappa des doigts, et il tomba sur la hanche. Ainsi, Khaouet voulait qu’il meure ! Il fut pris d’une colère froide, d’une détermination farouche à ne pas lui accorder ce plaisir.
Il fit passer son bouclier dans sa main droite, le maintint fermement contre son flanc et se jeta vers le muret. Il commença aussitôt à glisser le long de la pente. Il enfonça ses talons dans le sable pour freiner sa chute et, plus vite qu’il n’osait l’espérer, parvint à s’arrêter.
Le souffle court, il releva la tête. Khaouet l’observait au sommet des marches. D’un geste lent et délibéré, elle leva une fronde et lança une pierre. Bak brandit son bouclier et fit dévier le projectile. Lorsqu’il regarda à nouveau, la jeune femme avait disparu.
Il se redressa et regarda hâtivement autour de lui pour évaluer sa position. Il se trouvait environ à mi-hauteur de l’escalier, sans aucun abri en vue, alors qu’en haut, son ennemie le guettait. L’énorme rocher s’était logé entre deux blocs de pierre à la lisière d’un champ de melons encore verts. Sa lance gisait au pied des marches, la pointe étincelant au soleil.
— Tu n’as rien, chef ? cria Kasaya en montant aussi vite qu’il le pouvait les marches branlantes.
— Je vais tout à fait bien. Et maintenant, va-t’en de cet escalier ! Si Khaouet descend par un autre côté, je veux qu’elle te trouve sur son chemin.
Le Medjai baissa la tête et redescendit d’un air maussade.
Préférant pouvoir se servir de sa dague, en cas de besoin, le lieutenant refit passer son bouclier dans sa main gauche. Il enjamba le petit mur et, tout en adressant quelques mots de prière à Amon, se remit à gravir l’escalier avec un surcroît de prudence.
Il dépassa les marches où il était arrivé juste avant de tomber. Comme si elle surveillait sa progression, Khaouet réapparut, sa fronde à la main, un petit sac de pierres sur l’épaule. Bak se demanda si elle avait fixé là l’endroit qu’il ne devrait pas franchir.
Elle se tenait à découvert, narquoise, profitant de son impuissance. Elle balança un nouveau projectile, qui percuta son bouclier en imprimant une violente secousse à son bras. Il grimaça de douleur, l’épaule en feu. L’idée lui vint de ramasser la pierre pour la renvoyer, mais elle avait roulé plus bas. Khaouet le toucha à nouveau, puis encore et encore. Elle lançait ses pierres le plus vite possible, avec une précision remarquable et une force peu commune chez une femme.
Incapable de riposter, refusant de reculer, il se remit à monter en se protégeant sous son bouclier. La fronde pouvait être une arme mortelle entre des mains expertes comme celles de la jeune femme.
Soudain, elle tourna les talons et s’enfuit vers le nord sur le terre-plein. Bak s’aperçut à sa grande surprise qu’il était tout près du sommet, dont seules le séparaient sept ou huit marches. Khaouet avait sans doute épuisé sa provision de pierres. Il résista à la tentation de courir pour ne pas risquer une nouvelle chute, et resta sur le qui-vive, de peur qu’elle ne revienne munie d’une arme plus dangereuse. Mais le lieutenant ne vit ni n’entendit rien d’alarmant et parvint sur le replat. Il découvrit le levier qu’elle avait utilisé pour faire basculer le roc. Hormis cela, il ne restait aucune trace de sa présence.
La pente de l’escarpement avait été découpée afin de ménager une paroi verticale, où les façades d’une longue rangée de tombeaux étaient taillées au cœur de la pierre. Une large promenade, bordée d’un parapet, épousait la courbe de la colline et offrait un accès facile à ces demeures d’éternité. Bak examina la série d’entrées en se demandant laquelle abritait Khaouet. Certainement pas les deux plus proches de l’escalier sud, car il l’avait vue passer devant. Non sans contrariété, il contempla les ouvertures béantes, annonciatrices de ténèbres insondables. Comment pourrait-il la retrouver sans même une torche ?
Il avança sur le terre-plein écrasé par le soleil, scruta l’intérieur de tombeaux dont la porte avait disparu depuis longtemps, et qui avaient été profanés. Il en dépassa d’autres dont l’entrée était murée par de la pierre ou de la brique et qui paraissaient intacts, mais avaient probablement été mis à sac eux aussi. Sur des monticules de débris provenant des excavations, il vit des fragments d’os, de lin et de bois, vestiges d’anciens pillages. Ces hypogées-là dataient d’un temps où Abou marquait le seuil de la frontière ; Ouaouat était un lieu à explorer et à conquérir, alors, et pas encore une colonie.
Bak ne savait quelle était l’intention de Khaouet en venant dans ce lieu de sépulture, mais si sa longue lignée d’ancêtres lui importait autant qu’à Djehouti, elle irait dans celui qui était le plus cher à son cœur.
Au-delà d’une entrée à demi ensablée, il arriva devant trois tunnels. Un léger parfum d’encens flotta fugitivement à ses narines. Tous ses sens en éveil, il se glissa dans le plus proche, court et étroit. Un rai de lumière, vague et indistinct, montait des profondeurs pour se mêler à la faible clarté qui parvenait du dehors. Ici, l’odeur d’encens était plus forte.
Bak tira sa dague, respira plusieurs fois calmement, puis longea le tunnel en gardant le dos contre le mur. Au bout, il découvrit une chambre rectangulaire, au plafond soutenu par six colonnes carrées. Quelques pas silencieux le conduisirent près d’un bel autel en granit, chargé d’un pigeon rôti, d’oignons, de concombres et de dattes, ainsi que d’un bouquet de lis blancs et d’une coupe d’encens. Les volutes de fumée exhalaient un parfum pénétrant, qui couvrait l’odeur délicate des fleurs et l’arôme appétissant de la volaille.
Dans la lumière incertaine, Bak monta une petite volée de marches au fond de la chambre et s’engagea dans un couloir où six niches de part et d’autre encadraient les statues peintes des défunts, représentés sous l’aspect d’Osiris. Dans la pénombre, les silhouettes enveloppées de linceul, aux ombres inquiétantes, semblaient garder l’entrée du royaume des Morts. Bak avança furtivement, glacé à cette idée.
À l’extrémité du tunnel, la lumière brillait plus clair. Dans la chambre au-delà, il entendit le faible crépitement d’une torche et perçut une présence. Khaouet était là. Sa dague au poing, il plaça son bouclier devant lui et entra avec prudence. Il se retrouva dans une pièce trop exiguë pour ses quatre colonnes carrées, dont toutes les surfaces s’ornaient de dessins illuminés par une flamme dansante. Khaouet s’avança tout au fond et s’offrit ainsi à sa vue. Elle tenait la lumière bien haut, le dos tourné à des bas-reliefs peints représentant un homme et sa famille – ses ancêtres, supposa Bak.
— Reste où tu es, lieutenant. Je ne te laisserai pas poser la main sur moi.
La longue torche, semblable à celles que portait la patrouille de nuit, brûlait près du plafond. L’angle de la lumière accusait les méplats du visage de Khaouet, les rendant aussi durs que sa voix.
— Tu ne pourras pas t’enfuir, dame Khaouet.
— Qu’ai-je donc fait de condamnable ? Je ne suis que l’instrument de la déesse Maât : je rétablis l’équilibre des plateaux de la justice. Comme toi, souligna-t-elle avec un sourire suffisant.
— Je n’ai pas passé ces derniers jours à te traquer pour te laisser glisser entre mes doigts.
— Tu mérites une récompense, je te le concède. Mais pas à mes dépens.
Bak s’avança entre les deux premières colonnes. Elle abaissa la torche en tendant la flamme vers l’allée centrale, pour le tenir à distance. Il devait la maîtriser, mais comment ? La chambre était si petite et les colonnes si larges qu’il n’y avait guère de place pour manœuvrer. Même sa lance aurait été inutilisable.
— Toi non plus tu n’atteindras pas ton but, répliqua-t-il pour la provoquer. Ton père vit encore.
« Peut-être… » ajouta-t-il en son for intérieur.
Elle battit des paupières, décontenancée, mais pas pour longtemps.
— Je lui ai administré le double de la dose mortelle. Il ne survivra pas un autre jour.
Il tenta prudemment d’avancer. Elle brandit aussitôt la flamme vers lui, le forçant à reculer.
— De quoi s’est-il rendu coupable pour que tu le haïsses à ce point ? demanda-t-il. Et pourquoi avoir assassiné les autres ?
— Allons, lieutenant ! Tu as passé toute la matinée à questionner Amethou et Simout. Ne feins pas d’ignorer que Nebmosé était mon bien-aimé, mon fiancé. Celui qui m’a touchée comme aucun autre ne le pourra.
La torche, aussi longue que le bras, ne devait pas être facile à maintenir en avant. Khaouet était vigoureuse, mais combien de temps y parviendrait-elle ?
— Je connais tes sentiments à son égard, en effet. Et je sais qu’il fut de ceux qui disparurent dans cette mortelle tempête de sable, il y a cinq ans.
— Sais-tu aussi que certains survécurent au détriment des autres ? Ils découvrirent un refuge et repoussèrent tous ceux qui les suppliaient de les sauver.
— J’ai entendu une rumeur à ce sujet, admit Bak avec prudence.
Il ne voulait pas révéler qu’un de ces hommes vivait encore. Khaouet avait appliqué son plan à la lettre, jusqu’à ce jour. Il refusait de sacrifier Ouser si d’aventure elle s’échappait, et poursuivait le seul qui ait échappé à sa vengeance.
— Ils ne laissèrent pas entrer Nebmosé et l’abandonnèrent à la tourmente, dit-elle d’un ton amer.
Bak s’avança une fois de plus. Comme auparavant, elle le contraignit à reculer en le menaçant de la torche enflammée, qu’il ne pouvait lui arracher des mains.
— De quelle manière l’as-tu appris ? interrogea-t-il. Le sergent Senmout l’a-t-il raconté au sergent Min, qui l’a confié à Hatnofer ?
Elle inclina la tête pour confirmer sa supposition.
— Senmout n’était qu’un vantard et Min n’avait pas de secret pour Hatnofer.
— Ton père ne s’était pas abrité avec Senmout et les autres, objecta le policier.
— Non, il était avec Min. Ils trouvèrent un âne chargé d’eau et de vivres. Assez pour alimenter trois hommes en abondance.
— Nebmosé les rencontra, devina Bak. Le repoussèrent-ils eux aussi ?
— Leur abri était petit. C’était une sorte d’alcôve formée au-dessus par un rocher en saillie et devant par une dune de sable. Min refusa de mettre l’âne dehors, il refusa de faire de la place pour Nebmosé. D’après Hatnofer, il riait et disait qu’un âne bâté valait mieux qu’un lieutenant. Ils se battirent. Min, de loin le plus fort, terrassa Nebmosé et… Et mon père lui enfonça un poignard dans le dos.
Bak ne fut pas surpris par la gravité du crime de Djehouti, seulement par son caractère gratuit. Un homme qui par peur de mourir en poignardait un autre déjà à terre. Ce geste le révélait pour ce qu’il était : un lâche et un meurtrier, indigne d’occuper le siège du pouvoir. Il méritait d’être traîné devant le vizir et châtié pour son crime – peut-être même en avait-il commis d’autres.
Il avait fermé la propriété de Nebmosé, sauf aux hôtes de passage, puis avait ordonné à Inenii de transférer les chevaux à Noubt, car la maison et les bêtes étaient un rappel incessant de sa faiblesse, de son comportement méprisable. Il avait transformé l’une en un lieu sans vie, et voulu se débarrasser des autres quand Bak avait commencé à poser des questions.
— La disparition de Min remonte à cinq ans, remarqua-t-il. Cinq ans durant lesquels Hatnofer savait ce que ton père et lui avaient fait. Pourquoi as-tu attendu jusqu’à maintenant pour chercher vengeance ?
— Elle avait juré de ne pas en dire un mot, et elle tint parole. Même quand elle eut le cœur brisé que Min ne lui écrive pas pour lui dire de le rejoindre. Oui, elle garda le secret… Jusqu’à il y a environ deux mois.
Un sourire triste effleura ses lèvres et se mua en petit rire cynique.
— Mon père et elle se querellèrent. Il lui lança la vérité en plein visage. Goguenard, il admit qu’il s’était disputé avec Min et que le sergent était tombé dans le puits de mesure, où il s’était fracassé le crâne.
— Que se passa-t-il, en réalité ? Min exigea-t-il une récompense pour prix de son silence, et Djehouti craignit-il de tomber sous sa coupe ?
— Hatnofer en était convaincue. Elle pensait qu’il avait voulu se débarrasser de Min une fois pour toutes, et elle était trop furieuse pour continuer à se taire. C’est ainsi qu’elle vint me relater toute l’histoire. J’aurais été capable de tuer mon père sur-le-champ, mais je tenais plus encore à lui infliger une lente souffrance. Alors je conçus le plan que tu fus si prompt à discerner.
Khaouet leva la lourde torche, soulagée de plier le coude. Bak remarqua ce signe de fatigue et en profita pour s’avancer, la forçant à tendre de nouveau la torche vers lui. Comme elle s’y attendait, il recula, mais seulement de quelques pas.
— Et si Djehouti n’avait pas compris ton manège ?
— Mon père n’est pas stupide, lieutenant. Il comprenait fort bien, même s’il feignait le contraire.
— Pourquoi t’en es-tu prise à Hatnofer ? Elle était ton alliée !
— Allais-je me placer entre ses mains, comme mon père entre celles de Min ? Non. Mais, au début, je n’avais pas l’intention de la tuer. Elle avait servi ma famille avec fidélité et je l’aimais plutôt bien. Toutefois, elle devina ce que je tramais et devait donc disparaître. Par bonheur, sa mort trouvait sa place dans mon plan.
Bak progressa presque imperceptiblement.
— Si tu ne l’avais pas tuée, qui aurait péri à sa place ? Le lieutenant Amonhotep ?
— Il n’a commis aucun mal, répondit-elle comme si elle pouvait à peine croire qu’il envisage une pareille absurdité. Lui aussi serait mort dans la tempête s’il avait suivi les pas de Nebmosé. Non, ma victime suivante aurait été mon père.
— Le jour de mon arrivée ?
— Pourquoi pas ? Tu étais nouveau à Abou. Un simple policier de la frontière, que le vizir encensait parce qu’il avait pu démanteler une opération de contrebande. Un homme à l’imagination et à l’habileté limitées. Du moins, rectifia-t-elle avec un rire ironique, je le pensais.
— C’est pourquoi tu déposais ces présents peu agréables à ma porte ?
— À ce moment-là, je ne te sous-estimais plus. Je n’étais pas sûre de pouvoir t’effrayer au point de partir, mais je m’y efforçais. De plus, j’avais envie de me confronter à ton intelligence.
Il crut voir son bras trembler légèrement et fit un autre pas dans sa direction.
— Tu as dû être déçue quand nous nous sommes installés à Souenet. Ou en avais-tu fini avec tes messages ?
— J’en envisageais un dernier après la mort de mon père. Son bâton de commandement, peut-être.
Sa voix devint glaciale, sans plus aucun humour.
— Tu m’as forcé la main un jour trop tôt.
— Pourquoi as-tu pris le temps de venir ici, alors que nous étions sur tes talons ?
— Je souhaitais porter une dernière offrande à Sarenpout, solliciter son aide, que je meure ou survive.
— Mais pourquoi prendre un si grand risque ? Je vois d’après ces inscriptions qu’il n’est pas l’ancêtre que ton père admire tant, mais qu’il vécut une génération plus tard.
— Sous le règne de Nebkaourê Amenemhat[14], répondit-elle, hochant la tête. Cet homme et son épouse sont les ancêtres de Nebmosé autant que les miens. Mon fiancé et moi étions du même sang, vois-tu, destinés à être réunis pour l’éternité.
Bak comprit que peu lui importait de vivre ou de mourir. Elle saisirait la moindre occasion de conserver la liberté, mais la mort était également acceptable.
— Tu ne t’attends quand même pas à rejoindre ton bien-aimé dans le Champ des Joncs après avoir faussé aussi gravement le fléau de la justice !
— Laisse-moi en paix, lieutenant, répliqua-t-elle, les yeux brillants de colère. Je n’ai tué personne qui ne méritait de mourir. Quel dessein cela servira-t-il de me présenter devant… devant qui, au juste ? ironisa-t-elle. C’est mon père qui mesure la justice dans cette province, et il agonise.
Cette conviction de n’avoir commis aucun mal était une abomination que Bak ne pouvait plus supporter. Il répondit d’un ton écrasant de mépris :
— Le petit Nakht méritait-il la mort ? Et le lieutenant Dedi ? Aucun d’eux n’était responsable du sort infligé à Nebmosé. Sans doute en ignoraient-ils tout. Tu t’es attaquée à l’enfant parce qu’il était une proie facile, à l’officier parce que tu n’avais pas à te mesurer à lui. Le cheval l’a tué à ta place.
Exaspérée, elle projeta la torche vers le visage du policier. Il para le coup grâce à son bouclier et bondit vers elle. Elle l’esquiva en passant derrière une colonne et prit la fuite dans le couloir, semant des étincelles qui retombèrent telle une pluie d’étoiles sur les statues d’Osiris. Bak la poursuivit, sa dague à la main. Il ne s’était jamais servi d’une arme contre une femme et n’était pas sûr d’en trouver le courage, mais il n’avait aucune intention de laisser deviner cette faiblesse.
Il la rattrapa dans la grande chambre à colonnes. Alors qu’il allait s’emparer d’elle, Khaouet se retourna en traçant dans l’air un arc enflammé. Il recula de justesse et sentit la chaleur passer devant son visage. À nouveau, elle le tint à distance à l’aide de sa torche, le souffle précipité, un sourire dur aux lèvres. Bak demeurait assez près pour la menacer, assez loin pour l’éviter, bien protégé par son bouclier et l’arme au poing. Si seulement il avait eu sa lance ! Cela aurait fait toute la différence.
Ils se mesuraient du regard, haletants, chacun cherchant à prendre l’avantage sans pouvoir trouver de faille dans la défense adverse. Déterminé à en finir, Bak fit jouer la lumière sur sa lame et s’avança vers Khaouet. Elle approcha vers lui le brandon enflammé. Les dents serrées, il persévéra. Alors, feignant de viser sa tête, elle bondit sur le côté et abattit la torche sur sa main droite. Il esquiva trop tard. Ses doigts brûlés lâchèrent la dague, qui vola dans l’ombre.
Furieux de l’exultation qui s’était peinte sur les traits de Khaouet, Bak sauta sur elle, écarta le flambeau d’un coup de bouclier et la saisit par le bras pour la désarmer. La jeune femme s’agrippait à la torche comme si sa vie en dépendait – ce qui était vrai. Il lui tordit le poignet et la lui arracha des mains, puis tenta de lui bloquer le bras dans le dos entre les omoplates, mais elle se débattait de toutes ses forces. Elle parvint à se dégager et s’enfuit.
Il la poursuivit et ne se trouvait plus qu’à deux pas derrière elle lorsqu’elle franchit les derniers piliers. Elle s’engouffra dans le tunnel de l’entrée ; il tendit la main, sentit sa robe de lin sous ses doigts, en vain : Khaouet était trop loin. Elle déboucha sur le terre-plein ensoleillé. Dès qu’il parvint à son tour dans la lumière éblouissante, il jeta son bouclier et sauta sur elle pour l’empoigner à bras-le-corps. Il la ceintura, mais, dans son élan, les précipita en avant. Il vit quelque chose passer au-dessous d’eux : le muret du terre-plein. Khaouet hurla. Ils tombèrent la tête la première.
Bak lâcha prise afin qu’ils puissent se protéger de leur mieux, et retomba avec un choc sourd qui lui ébranla l’épaule. Le sol meuble l’entraîna dans une descente effrénée. Le visage en avant, la poitrine dans le sable, il glissait vers le pied de la colline. « Comme un traîneau, pensa-t-il. Un traîneau incontrôlable qui file dans un bruit de tonnerre. »
Il se rappela les rochers en bas, s’imagina y finissant sa course les os rompus, le corps en sang. La bouche et les yeux fermés, il battit des bras et des jambes pour tenter de ralentir et de se retourner. Le sable arracha les bandages de son torse et de son bras, la croûte à peine formée sur sa blessure au flanc. Sa peau brûlait. La poussière poudrait ses cheveux, s’accumulait sous son pagne. En un effort puissant, il roula sur le dos et propulsa ses pieds en avant. À peine s’était-il redressé qu’il vit un rocher à peu de distance. Il enfonça les coudes et les talons dans le sable, et commença à perdre de la vitesse.
Ses pieds percutèrent le roc. L’un de ses genoux remonta violemment sous son menton, lui donnant le vertige, et le monde devint noir.
— Lieutenant Bak ! Chef ! Est-ce que ça va ?
Il reprit connaissance, allongé sur le dos, les jambes pliées contre le rocher. Il ouvrit les yeux et regarda dans la direction de la voix. Kasaya descendait la pente vers lui, courant et glissant. Les traces qu’il laissait, provenant du milieu de l’escalier emprunté par Bak, montraient qu’il n’avait pu se résoudre à obéir aux ordres.
Bak revit en pensée le terre-plein, le plongeon par-dessus le parapet, la prisonnière qu’il avait libérée. Khaouet ! Ou était-elle ? Lentement, avec prudence, il étendit ses jambes l’une après l’autre pour vérifier qu’il n’avait rien de cassé. Quand il fut rassuré, il s’écarta du rocher et parvint à s’asseoir. À quelques pas sur sa droite, Khaouet gisait, inerte, le visage tourné. Sa chute avait dû être encore plus violente.
— Chef !
Sans même un regard pour la jeune femme, Kasaya laissa tomber son bouclier et ses armes dans le sable et s’agenouilla auprès de Bak. Il vit le bandage déroulé, la plaie rouverte qui saignait, la main brûlée, la peau à vif, et demanda avec tristesse :
— Crois-tu… que tu pourras tenir debout, chef ? Que tu pourras marcher ?
— Je suis moins mal en point qu’il n’y paraît, Kasaya. Aide-moi à me lever et allons secourir Khaouet.
Avec autant de douceur qu’envers un caneton nouveau-né, le grand Medjai soutint son supérieur et le hissa sur ses pieds. Bak resta immobile le temps de laisser passer un léger vertige, pendant que Kasaya ramassait le bouclier et deux lances.
Il en tendit une à Bak.
— Tiens, chef. C’est la tienne.
— C’est pour me rendre cette lance que tu es monté ? demanda Bak, sidéré.
Kasaya se dandina sur ses pieds en rougissant.
— Je sais, tu m’avais ordonné de ne pas aller là-haut, mais… Je me suis dit que tu en aurais peut-être besoin.
Bak contint son envie de rire. De toutes les remarques qu’il avait pu entendre, c’était bien la plus juste – ou la plus au-dessous de la vérité.
Ils s’approchèrent de la femme recroquevillée sur le sable et s’accroupirent à côté d’elle. Bak comprit à l’instant où il vit la pâleur de ses traits qu’elle était grièvement blessée. Il la retourna sur le dos en prenant soin de ne pas lui faire mal. Son corps était atone, sa tête pendait à un angle étrange. Il chercha son pouls en vain. Elle était morte, le cou rompu.